Liliane, le couple à l'épreuve de la maladie, les services à domicile
Après Anna et Pierre, c'est le témoignage de Liliane que nous avons recueilli.
Faire face à l'annonce de la maladie
La maladie d'Yvon a débuté par des problèmes d'équilibre, rien d'autre.
Il a fallu longtemps pour que les nombreux spécialistes consultés posent le diagnostic final.
La maladie dont souffre Yvon étant une maladie orpheline, les médecins la rencontrent rarement et elle peut se confondre avec de nombreuses autres pathologies.
Enfin le diagnostic définitif a été posé. Le spécialiste nous a dit que la maladie allait évoluer, sans traitement curatif possible. Le monde s'est écroulé et j'ai pensé que j'aurais préféré ne jamais savoir.
Mais après la phase d'effondrement moral, surtout pour moi car Yvon restait optimiste, il a bien fallu accepter. Je dis accepter, mais en fait intérieurement j'étais révoltée. Je faisais face bien sûr, il le fallait. Mais je gardais au fond de moi un sentiment d'injustice et une colère que je ne pouvais adresser à personne.
Les premiers temps, la vie pouvait sembler presque normale car les symptômes étaient encore assez légers. Nous avons même fait quelques courts voyages, nous avons continué à partir en vacances.
J'essayais de me dire qu'il fallait profiter de la vie, mais je ne pouvais m'empêcher de me projeter dans un futur très sombre.
Le couple pour le meilleur et pour le pire
Lorsqu'Yvon a été condamné au fauteuil (je me rends compte que j'utilise une expression terrible en disant cela), j'ai déployé toute mon énergie, physique et mentale, pour qu'il soit toujours confortable et que nous puissions continuer sinon à sortir, au moins à partir une fois par an en vacances.
Durant cette période je dois dire que j'avais retrouvé le moral. J'avais fait le deuil de la vie d'avant et je me disais que contrairement à d'autres personnes, j'avais la chance d'avoir toujours mon mari auprès de moi.
Cette phase de la maladie, qui s'est étirée sur à peu près trois ans, a été presque joyeuse. Je me souviens de notre complicité lorsqu'il fallait l'aider à se lever du fauteuil pour passer à table, aller aux toilettes ou se coucher... Il me disait «voulez-vous danser?» et nous prenions souvent des fous rires. Lorsque je poussais son fauteuil roulant, il me disait en plaisantant que je conduisais mal.
Bien sûr nos activités n'étaient pas celles que j'avais imaginé pour notre retraite, et Yvon ne pouvait plus rien faire dans la maison. Mais nous goûtions le plaisir d'être ensemble, de discuter, de recevoir notre famille.
Je me suis mise à m'occuper du jardin, à bricoler et à faire les petites réparations nécessaires dans la maison... Il me donnait des conseils et me regardait faire en se désolant de ne pouvoir m'aider... Il disait avec ironie qu'il était devenu «inspecteur des travaux finis».
J'ai mis longtemps à recourir à de l'aide extérieure. Je rechignais à demander l'APA*, car pour moi cela signifiait admettre à la fois la dépendance d'Yvon et mes propres limites.
De même je ne voulais aucune intervention pour l'aider à prendre sa douche. Je mobilisais toutes mes forces physiques pour lui permettre d'être chaque jour douché, rasé et habillé avec élégance comme avant, même si nous ne sortions déjà plus du tout.
Mais les mois passant, j'ai dû me résoudre à demander l'APA* et j'ai fait appel à des infirmières pour la toilette et le coucher. J'ai dû admettre que je n'y arrivais plus toute seule.
Je dois avouer que je n'étais jamais satisfaite... La douche trop vite expédiée et la salle de bain inondée, les chaussettes de contention d'Yvon mal mises, le ménage pas comme je le fais, etc.
Parfois je recommençais tout.
Je suis de nouveau entrée dans une période de colère rentrée... avant de me dire qu'il fallait que je lâche prise. Mais là encore je lâchais prise en façade, alors que je bouillais intérieurement.
Et puis Yvon entrait aussi dans une autre phase de sa maladie : son caractère se dégradait. Alors qu'il avait jusqu'ici fait face avec gentillesse et même humour à sa maladie, il est devenu agressif.
Il ne supportait plus d'être bougé. Il refusait le lève-personne dont j'avais dû équiper le lit. Il avait des propos désobligeants, vulgaires, qui n'étaient absolument pas dans son langage d'avant.
Les infirmières m'ont alors annoncé qu'elles ne pourraient plus assumer les soins d'Yvon.
J'ai dû me tourner vers un SSIAD**.
C'était une nouvelle étape et bon gré mal gré, il a bien fallu l'accepter. Je devais également accepter que la maladie qui jusqu'ici touchait le corps d'Yvon atteignait aussi le côté psychique : changement dans le caractère, mémoire défaillante, raisonnement parfois étrange, difficulté à faire la part entre fiction (émissions ou films à la TV) et réalité.
A partir du moment où le SSIAD** est intervenu, c'est un autre mode de vie qui s'est mis en place à la maison.
L'APA* d'Yvon a été révisée, car il était désormais en GIR 1.
Cela a permis de financer des équipements médicaux et d'avantage d'heures d'aide à domicile. Mais en contrepartie, il a fallu que je m'adapte à la rotation des personnels à la maison. Pour Yvon cela a été très perturbant aussi.
Aujourd'hui je suis en contact par roulement avec 14 personnes : aides à domicile, infirmières, aides-soignantes, médecin, kiné...
Avec certaines personnes le contact est facile, agréable, chaleureux. Avec d'autres je me sens moins en phase. Mais c'est comme dans la vie ordinaire en somme, nous avons des atomes crochus avec certaines personnes et pas avec d'autres.
Yvon aussi «a ses têtes». Il sourit à l'arrivée de telle ou telle intervenante, il se renfrogne et devient désagréable avec d'autres. Certaines savent désamorcer naturellement l'agressivité qu'il manifeste certains jours. D'autres par une parole ou un geste ont «le don» de l'amplifier.
Un malentendu pénible
J'ai vécu un épisode très difficile à ce sujet, dont j'ai mis longtemps à parler à mes proches tellement j'en suis restée humiliée.
C'était un matin après la douche. Yvon était agité et agressif. Il ne voulait pas que l'aide soignante lui place le dispositif d'élimination urinaire. Celle-ci en insistant a fait augmenter sa colère. La situation devenait critique car Yvon vociférait et donnait des coups avec les mains, ce qui ne s'était jamais produit. Tenant à la main une serviette de toilette, instinctivement je la lui ai placée sur la tête pour faire diversion, le temps que l'aide soignante termine ce qu'elle avait entrepris. Cela a pris moins d'une minute, et les choses sont rentrées dans l'ordre.
Quelle n'a pas été ma stupéfaction le lendemain de recevoir la visite de la directrice du SSIAD** demandant à me parler d'une chose grave. En résumé, la directrice m'expose que j'ai eu la veille un comportement maltraitant en mettant une serviette sur la tête de mon mari.
Elle m'a questionnée sur comment je me sentais, a suggéré que peut-être l'épuisement me conduisait à la maltraitance et m'a engagée à «me faire aider» en faisant appel à la psychologue du service...
Je me suis révoltée : Voyez-vous madame, j'ai fait cela pour protéger votre salariée qui ne pouvait plus gérer la situation. Et puis voyez-vous, la maltraitance pour moi c'est lorsque vos salariées se fichent de savoir si le bas de contention est bien posé ou non. Parce que quand il est mal posé, cela occasionne des coupures et de la douleur. Et que dans ce cas, je dois tout recommencer pour que mon mari n'ait pas mal. Pareil pour les protections urinaires.
La maltraitance c'est lorsque personne ne tient compte des indications que je donne : certains pansements lui provoquent des allergies et je demande d'en utiliser un autre... tout le monde s'en fiche. Et c'est lui qui souffre et c'est moi qui soigne l'allergie.
Et la maltraitance c'est encore les personnes qui travaillent sans conviction, sans empathie et qui ne savent pas gérer les situations. C'est aussi ce turn-over permanent qui désoriente la personne malade.
Et vous venez me parler de maltraitance parce que j'ai mis, quelques secondes, une serviette sur la tête de mon mari pour que l'aide-soignante puisse terminer son travail sans être justement maltraitée par un homme qui n'a plus toutes ses facultés?!?
J'ai téléphoné à notre médecin traitant qui est intervenu auprès du SSIAD** pour clarifier la situation.
J'ai reparlé calmement avec l'aide-soignante qui m'a expliqué qu'elle était tenue de signaler tout soupçon de maltraitance, même si elle savait bien à quel point je me dédiais à mon mari.
Cet épisode m'a bouleversée. Un acte anodin, sorti de son contexte, rapporté sur un document administratif peut conduire à être soupçonné de maltraitance ! Où est le bon sens ?
Si c'était à refaire ?...
J'ai de plus en plus conscience de la lourdeur de ma tâche. Le temps passe aussi pour moi.
Yvon ne peut même plus, et depuis déjà longtemps, porter un verre à sa bouche.
Il faut mixer ses aliments et le faire manger, avec toujours l'angoisse d'une fausse-route.
Il faut le bouger régulièrement pour changer de position, afin qu'il soit confortable au lit ou au fauteuil, et pour éviter les escarres.
Je ne peux m'absenter que deux heures par semaine, lorsque l'aide ménagère est à la maison. Et encore ces deux heures servent à faire toutes les courses indispensables. Je fais appel à une coiffeuse à domicile pour ne pas perdre de temps.
Le soir je suis épuisée et n'ai même plus envie de lire. Je sais que je serai réveillée dans la nuit car Yvon m'appelle.
Mais pour rien au monde je ne voudrais que mon mari parte dans un établissement.
Bien que sa maladie soit maintenant à un stade très avancé, il est heureux d'être chez lui et de voir ses enfants et petits-enfants. Et lorsqu'il me sourit, je lis dans son regard le bonheur qu'il a, envers et contre tout, de nous savoir toujours ensemble. Je lui prends la main, je lui parle et cela n'a pas de prix.
Oui si c'était à refaire, je referais... mais certainement différemment.
La prise de conscience de l'impact du rôle d'aidante
J'ai débuté un cursus de formation conçu pour les gens comme moi qui aident un proche. Je n'ai pas encore terminé mais j'ai déjà pris conscience de beaucoup de choses.
La maladie d'Yvon a procédé par étapes. J'ai toujours attendu d'avoir dépassé les limites d'une étape pour accepter de passer à la suivante. Au lieu d'anticiper les inévitables dégradations, j'ai tenu bon jusqu'à ce que je ne puisse plus faire autrement que de me résoudre à demander plus d'aide, ou à avoir recours à des équipements tels que le lève-personne, ou à accepter qu'il n'y ait pas de douche mais une toilette au lit, etc. J'aurais pu, en lâchant prise, économiser des forces que je croyais alors inépuisables.
Aujourd'hui je me rends compte que j'ai puisé dans mes réserves d'énergie et de santé, et que celles-ci ne se renouvellent plus comme avant.
J'aurais pu aussi me préserver des moments à moi, en demandant à des proches de me relayer de temps en temps. Mais je m'interdisais de penser à moi qui suis plus jeune et en bonne santé, alors que lui est malade.
Aujourd'hui je rêve de ces moments à moi. Je voudrais pouvoir partir deux ou trois jours, ou même seulement une journée entière.
J'ai habitué Yvon à ma présence constante, donc il est perdu dès que je suis hors de sa vue, même dans la pièce à côté. J'ai tout fait pour lui faire oublier sa dépendance, mais du même coup, je l'ai rendu ainsi complètement dépendant de moi.
Je me disais toujours «tant que je tiens»... sans oser penser à l'éventualité pour moi d'un problème de santé.
Aujourd'hui je commence enfin à comprendre que se préserver est indispensable et doit être assumé sans culpabilité, car c'est la condition indispensable, et même vitale, pour pouvoir aider longtemps.
* APA : allocation personnalisée d'autonomie
** SSIAD : Service de soins infirmiers à domicile
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