Dans notre précédent article en deux parties «Trop près ou trop loin... mais toujours inquiets», nous avions recueilli les témoignages de proches aidants sur la façon dont ils ont vécu le confinement.
Derrière son masque, un regard lourd de reproches
Augusta, la mère de Jean-François, est entrée en Ehpad en novembre 2019, à l'âge de 103 ans.
Jean-Fançois nous avait alors apporté son témoignage sur ce moment fragile de passage d'un mode de vie à l'autre. (Lire l'article «Entrée en Ehpad : la phase délicate de l'adaptation»).
Il a accepté de témoigner à nouveau sur une nouvelle expérience difficile : celle du confinement en Ehpad.
Ma mère s'était plutôt bien adaptée, avec des visites fréquentes de toute la famille, y compris de sa toute première arrière-arrière petite-fille âgée de quelques mois. Mais au bout de trois mois et demi de sa nouvelle vie, voilà qu'arrive cet événement incroyable...
Ma mère est une ancienne infirmière et elle a conservé une bonne partie de ses facultés intellectuelles. Mais si elle a compris les notions de virus et d'épidémie, l'ampleur de l'événement la dépasse. Elle est comme sous l'effet d'un choc. Une fois, au téléphone, elle m'a parlé de la grippe espagnole... Elle est née en 1917, peu de temps avant la grande épidémie.
Nous avons aussi gardé le contact par vidéo, mais je la sentais totalement désorientée, à tous points de vue.
Dès que cela a été possible je lui ai rendu visite. Ce fut à mon tour d'être choqué !
Même si je m'étais préparé à ce que je savais être les règles strictes des visites, je n'avais pas imaginé que les «retrouvailles» seraient à ce point sous haute surveillance !
La présence de la psychologue était-elle nécessaire ? J'ai eu l'impression que je ne portais avec moi que du danger ! Danger physique, danger psychologique...
Aucune intimité possible, la psychologue, à mi-distance de chacun, «traduisait» à ma mère mes paroles. Elle est passablement sourde, mais si je m'étais moi-même tenu à la place de la psychologue, à 1,50 mètres de distance, il n'y avait pas besoin d'un «porte-parole».
J'ai eu plus l'impression d'une visite à un détenu en prison que d'une visite à ma propre mère. Peut-être la présence d'une psychologue est-elle adaptée dans certains cas, mais en l'occurrence elle n'a fait que renforcer la distance qui s'est, par la force des choses, établie entre nous. J'ai revécu, amplifié, ce sentiment éprouvé lors de son entrée dans l'établissement : les proches du résident semblent n'avoir aucune expérience, aucune compétence.
«Ne vous inquiétez pas, nous nous occupons de tout». Tel semble être le maître-mot.
Je comprends la position de l'établissement, qui ne veut prendre aucun risque, dans un contexte où les médias relatent régulièrement des manquements. Mais comme bien d'autres proches, je me demande ce qui au bout du compte sera le plus mortel : le virus ou les conditions de vie actuelle dans les Ehpad ?
Nous ne pouvons, ma sœur et moi, nous empêcher de culpabiliser de l'avoir convaincue, à 103 ans, d'intégrer un Ehpad. Si nous avions pu prévoir cette chose incroyable, nous l'aurions, malgré les difficultés, laissée finir ses jours chez elle. Bien sûr nous ne pouvions pas savoir, mais nous nous le reprochons.
J'ai pris à la fin de la visite une photo de ma mère. Elle me bouleverse à chaque fois que je la regarde : le masque ne laisse voir que son regard, perdu et chargé de reproches.